lundi 7 mars 2011

Extrait

J'ai ouvert une page au hasard et j'ai retranscrit à la main. C'était plaisant à faire. Riches les mots de Marie-Claire Blais. J'ai écrit une seule phrase pour vous, pas la meilleure, pas la pire, elles sont toutes belles et savoureuses. Le petit bouquin si inoffensif en apparence, si précieux en contenu a retrouvé sa place dans la tablette floridienne des livres maternels.Voici donc un extrait de Le sourd dans la ville

"Tim rêvait doucement, il oublierait peut-être, pour une heure seulement, l'agonie sans murmures de Tim, le chien, et Florence se demandait si l'agonie des êtres ne commence pas lorsqu'ils ont perdu le désir, lorsque, comme elle, ils n'attendent plus rien, une immensité désertique est là, devant soi, sur laquelle on peut marcher et courir, mais c'est une immensité sans horizon, la sensation d'avancer ou de reculer vers ces montagnes de givre est une sensation neutre, indifférente, et on ne peut plus se cacher ou s'enfuir par quelque brèche, le sol de glace est trop dur et trop fermé, on ne s'enlise que dans sa propre débâcle, mais Florence qui avait longtemps eu l'illusion d'attendre quelque chose découvrait qu'elle n'attendait plus rien, là où elle s'était réfugiée aucun regard familier ne pouvait la rejoindre, mais dans ces profondeurs si ignorantes de la mémoire du vieux Tim, il y avait la mer, un rocher, une femme, une consolation qui venait de loin dépayser le mal qu'il éprouvait à vivre dans le temps présent, mais Florence, elle, se demandait comment elle pourrait encore découvrir cette intensité, cette fièvre de l'attente, elle s'habillerait pour le soir, oui, c'était cela, elle attendrait son mari en fumant une cigarette, avec son livre sur les genoux, ce serait dans un grand hôtel, il n'arriverait pas, ou peut-être serait-il en retard, il aurait pour elle les mêmes attentions, les mêmes gestes, la prendrait par la main, car soudain, c'était cela, le jeu de l'attente, on jouait à ne plus se connaître, les rancunes de la nuit, les mesquines vengeances qu'entraîne avec lui le quotidien, tout cela n'existait plus, on se métamorphosait en la personne qui est l'attendue, et l'autre connaissait tout de ce jeu séduisant, les êtres n'étaient-ils pas avant tout des bêtes souples et cupides, vénérant chez les uns et les autres le charme des gestes, l'invitation au plaisir, cet exercice de nos magies sensuelles nous envoûtait nous-mêmes, il était bon d'attendre quelqu'un d'agréable en un lieu agréable, il serait agréablement vêtu et cela s'appelait le confort de vivre, le goût de vivre, c'était une chose naturelle, une délectation que nous appelions notre attente de chaque jour, pensait Florence, on oubliait seulement que cet artisanat délicieux de nos habitudes, du moins de nos habitudes agréables, n'était pas éternel, qu'un soir ou l'autre, le mari ou le fils ou l'amant ou cette concrète apparition de notre attente ne serait plus là, que le vide serait là, à sa place, quand on était Florence et qu'on s'habillait le soir, c'était en vain, c'était pour rencontrer ce néant tout tranquille qui était là, partout, au pied d'un escalier, derrière une porte, le plus cruel, pensait-elle, c'était peut-être de savoir cela, malgré toute la force de son désir, l'acuité de sa mémoire, de savoir qu'il ne reviendrait plus, ne descendrait plus cet escalier, et que nous n'avions aucun pouvoir sur cette absence, mais il y avait pire, c'était de savoir que cette matière vivante, cette matière sensuellement embrassée et aimée de ceux que nous n'attendions plus, c'était de savoir que cette matière fraternelle qui s'était mêlée à nous venait de disparaître tout en continuant de vivre, l'immensité désertique du silence recouvrait tout ce feu que nous avions tenu si près de notre existence au point d'en être nous-mêmes consumés.

(pages 51-52-53)

5 commentaires:

Solange a dit...

Je n'avance pas aussi vite que je voudrais avec mon Proust. Les descriptions sont longues et il ne faut pas partir dans la lune, sinon je dois reprendre. Mais c'est bien écrit et intéressant quand on aime l'époque du récit.

Une femme libre a dit...

Proust est reconnu pour être difficile à lire. Je m'y étais déjà essayée. Peu perdurent. J'admire votre patience, Solange.

Nanou La Terre a dit...

J'aime beaucoup Marie-Claire Blais et cet extrait si délicieux que j'ai lu avec avidité me fait prendre le goût pour ce livre. Je note, pour mes prochaines lectures! Merci beaucoup xxx

Une femme libre a dit...

Je l'ai redécouverte et j'ai l'intention de tout lire d'elle et de tant d'autres. Je lirais tous les livres de l'univers, je suis super motivée. Merveilleux d'avoir le monde à sa portée comme ça. Exaltant!

Méli a dit...

Ouf, je me retrouve dans cette description...